samedi 23 juin 2012

La Ayrault-dynamique



Le président normal avait nommé, par esprit de symétrie, un premier ministre normal. Il parlait allemand, était un bon père de famille, dansait le tango et avait des faux airs de concessionnaire automobile ou de promoteur immobilier.



      Faut-il que nos zélites soient vraiment à la ramasse en langues étrangères pour que, lorsque l'un des leurs s'avère un tantinet bilingue, on l’exhibe comme un calculateur prodige de foire aux monstres. Ce n’est pas un Jean-Pierre Elkabbach émerveillé par son court dialogue en langue-de-Goethe avec le premier ministre normal, ce 15 juin sur Europe 1, qui me contredira.
Certes, être germanophone de nos jours n’est plus le critère de promotion sociale qu’il pouvait encore être au début des années 40 ; n’empêche que Jean-Marc Ayrault s’est imposé, avant même sa nomination, comme un berlino-compatible de premier plan. Les rumeurs qui le pressentaient à Matignon ont fait les réjouissances de la presse germanique ; l’influent Süddeutsche Zeitung ne tarissait pas d’éloges sur le maire de Nantes le 15 mai dernier :

« Avec la même froide assurance, Jean-Marc Ayrault peut parler de pragmatisme économique, de vision sociale et d'ambition culturelle - une combinaison que l'on retrouve rarement en France.
A l'Assemblée nationale, dont il préside le groupe socialiste depuis quinze ans, il n'a pas la réputation d'un tribun au verbe tonitruant, fleuri ou cassant. Il préfère parler avec la retenue mesurée mais certaine des individus persuadés d'avoir le bon sens pour eux. C'est dans la nature de cet homme porté à la discrétion qui, même dans les instants de joie spontanée, arbore une moue légèrement grincheuse, mais dont le style sévère masque toutefois un idéalisme brûlant. »
            Bref, un parfait candidat au titre de citoyen d’honneur de l’outre-Rhin. Car son poste de professeur d’allemand n’est pas la seule chose qui le rattache au deutsche Geist cher à Nietzsche. Avec ses yeux bleus, sa mâchoire carrée et sa silhouette svelte, il cultive une personnalité secrète, solide et besogneuse, dans un monolithisme empreint de dignité suave. Nourri de christiano-marxisme raisonné, élève politique du très gauchiste Jean Poperen, il a donné, sur les bords de la Loire, l’image d’un gestionnaire réaliste, amateur de culture, d’urbanisme et de consensus. Les comparaisons avec Pierre Mauroy, premier Premier ministre de Mitterrand, ne manquent pas. Même côté « SPD », même ancrage local (Mauroy fut maire de Lille pendant 28 ans), même intelligence politique, même discrétion pondérée.
Ayrault n’a certes jamais occupé un ministère. Mais Ayrault est aussi l’homme qui n’a jamais perdu un scrutin. Il devient à 26 ans le plus jeune conseiller général de France, et à 27 le plus jeune maire d’une ville de plus de 30 000 habitants (Saint-Herblain, banlieue nantaise). Il est ensuite élu à 4 reprises maire de Nantes au 1er tour (1989, 1995, 2001, 2008) et 7 fois d’affilée (dont 4 fois au 1er tour) député de Loire-Atlantique (1986, 1988, 1993, 1997, 2002, 2007, 2012). Conséquence directe, il était arrivé 2ème à un classement Le Point-Le Monde des plus grands cumulards en octobre 2009, pour ses fonctions de député, de maire de la 6e ville de France et de président de son agglomération. Cela sans même compter sa présidence des députés PS depuis 1997 ; la route du ministère alors barrée par une affaire de favoritisme (depuis annulée), il avait été appuyé par Jospin à ce poste, auquel il fut réélu deux fois. Un poste qui lui permit entre autres de siéger aux côtés du premier secrétaire normal lors des séances plénières.
Des fonctions, il n’en occupe désormais plus que deux : Premier ministre… et conseiller municipal.

Essayez de vous enlever ça de la tête, maintenant.
            Ayrault a à première vue ce côté France pavillonnaire, ce côté père de famille de pub pour Kinder, qui n’en fera jamais un homme médiatique. On l’imagine très bien embrasser nonchalamment la pommette de sa femme au foyer après avoir rangé sa Clio dans le garage de son pavillon, lâcher son attaché-case en faux cuir et mettre les pieds sous la table en stuc du living devant le JT pour déglutir avec un petit sourire taciturne son gigot-flageolets du jeudi soir, en rêvassant au remboursement de ses prêts immobiliers.
Que dire donc au fond de cet homme sans aspérité apparente ? Que pressentir dans la façon dont il va mener la politique de notre gouvernement ? Les pistes pour le comprendre se situent sans doute dans ses 23 ans de refaçonnage de la ville de Nantes.
Ayrault avec sa cadette Elise, 1988
            Ayrault était déjà le maire de Nantes lorsque j’y suis né. La paisible et bourgeoise cité ligérienne, que l’on appelait « La Belle endormie » dans les années 60-80, s’est peu à peu « réveillée » sous l’effet d’une recette qu’on pourrait qualifier de delanoësque. Comme le maire de Paris, Ayrault a modernisé, moderné, post-moderné sa ville. En facilitant l’installation de gros groupes sur des friches industrielles. En pariant sur l’art moderne et le théâtre de rue pour redorer l’image culturelle de Nantes.
          Surtout, en forçant le passage de son projet mort-né de grand aéroport international sur la bourgade rurale de Notre-Dame-des-Landes, 30 km au nord de Nantes. La lubie de « l’Ayraultport », symbole de ses ambitions internationales, reste, aux dires de beaucoup de ses administrés, la seule tache dans son insubmersible popularité. Il fallait voir ces trois dernières années les manifestations monstres provoquées chez les obscurantistes du cru les plus allergiques à la marche du progrès triomphant. Que valent 2000 hectares de terres agricoles à proximité de réserves  naturelles et ornithologiques ? Certainement pas plus que les paysans privés de terre en grève de la faim, les manifestants matraqués, lacrymogénés, les écologistes naïfs arguant qu'il est absurde de remplacer par un projet de 500 millions d'euros un aéroport existant qui n'est même pas en voie de saturation.

Comme Delanoë, on peut mettre au crédit de Ayrault le développement d’un système de transport public « propre » (développement du tram, du bus, création de vélopartage). Au contraire de celui-là, celui-ci a mis une application particulière à relier au réseau de tramway les quartiers « sensibles ». Mais comme celui-là, celui-ci a contribué à embourgeoiser plus encore le centre-ville et à ghettoïser les lisières par de savantes politiques de tamis fiscal, de spéculation immobilière et d’urbanisation « verte ».

            Comme Delanoë, Ayrault a cru bon de parier sur l’agitation culturante pour redynamiser sa ville.
- En engageant des fonctionnaires-artistes comme par exemple la troupe « Royal de Luxe », qui entend « faire irruption dans l’espace public par le détournement d’objets et le recours au gigantisme », dans la mouvance de la « reconquête » de la rue et du quotidien par les arts du spectacle depuis les années 70. Royal de Luxe, compagnie « hors-commission » depuis 1999 (statut qui lui permet une attribution automatique de subventions), ponctionne à elle seule 18 % du budget municipal alloué à la culture (près de 300 000 euros par an), afin de confectionner des marionnettes géantes.
            - En occupant les hauts lieux du « patrimoine industriel » (comprendre usines désaffectées) par des lieux culturants. L’usine de biscuiterie LU, tour d’inspiration Art Nouveau, a par exemple été investie en 2000 par le centre culturel « Lieu Unique ». L’idée était de « créer un lieu où la vie côtoie spontanément l’art, dans ses formes les plus contemporaines, voire dérangeantes ». Le projet inclut également des espaces de services (bar, restaurant, librairie, crèche, hammam). Résidence d’artistes, atelier, salle d’exposition, l’ancien symbole des petits-beurres nantais est devenu le centre gravitationnel des bobos urbains du 44. Dans le même esprit, les hangars des anciens chantiers navals de l’Île de Nantes ont été repeuplés par un service d’animation mettant en scène des machines géantes, « à la croisée des mondes inventés de Jules Verne, de l’univers mécanique de Léonard de Vinci et de l’histoire industrielle de Nantes ». Le projet, financé à hauteur de 6 millions d’euros, a notamment donné vie au fameux « Grand Éléphant », qui peut promener une cinquantaine de passagers autour de son île du haut de ses 12 mètres.

La première fois, évidemment, ça peut surprendre.
            - En développant la vie festivalière. « Folle journée » depuis 1995 (musique classique), « Festival des trois continents » (cinémas asiatique, africain, sud-américain), « Utopiales » (science-fiction), etc. Le sociologue Bernard Vrignon s’est notamment opposé à cette politique de la « culture-paillettes » :  « J’exprime mon désaccord sur une politique municipale […] qui m’apparaît avoir favorisé surtout une culture des ‘’rendez-vous’’ qui profite plus à l’éphémère qu’à une action de fond », écrivait-il dans Ouest-France en 2002.
Un festivisme subventionné qui multiplie des initiatives isolées sorties de l'imagination toujours fertile des culturants (mur d'escalade en plein centre-ville, ensembles de percussions brésiliennes, fanfares à paillettes massacrant des standards pop, etc.). Le "Voyage à Nantes" ("La ville renversée par l'art"), événement culturel de l'été, propose "la plus grande crêperie du monde" ("Crêpetown"), "des croisières clubbing et gustatives sur la Loire", "des oeuvres du musée des beaux-arts hors les murs", "des oeuvres chez les commerçants", "un restaurant dans un zeppelin qui survolera la ville", "une oie géante au sommet d'une tour", "un manège de 150 mètres de haut", un terrain de sport orné d'une banane géante sur le toit de l'école d'architecture (le "Banaball"), bref, de la "poésie, de la tendresse, un appel à l'ailleurs". Les touristes et autochtones doivent savoir dès maintenant qu'ils pourront, sans sommation, croiser un "Spiderman supporter du FC Nantes en haut de la tour de Bretagne", "un Cowboy bondissant sur le Navibus" ou "Un petit train devenu fou", personnages "participant à créer un nouvel imaginaire de la ville."

            - Mais aussi en s’engageant dans des combats de haute teneur morale, à 250 ans ou à 8000 km de distance. Sensible à la question tibétaine, il avait reçu le Dalaï-Lama à la mairie de Nantes en août 2008 et avait pavoisé l’hôtel de ville du drapeau tibétain en opposition aux répressions du mois de mars. Refusant d’oublier que la prospérité de Nantes s’est bâtie sur le commerce triangulaire, il a aussi enclenché une véritable politique de mémoire négrière ; en 2010, des manifestations ont eu lieu pour qu’une dizaine de rues aux noms évoquant des négriers soient débaptisées, pour ne pas tomber dans « l’apologie de crime contre l’humanité ». En mars 2012, Ayrault effectue sa dernière action d’ampleur en tant que maire en inaugurant le « Mémorial de l’abolition de l’esclavage » dont il avait initié le projet ; étaient invités à la cérémonie Christiane Taubira, Lilian Thuram et un ancien président du Bénin.

            Bien que perçu à première vue comme un placide bourgeois vieille-France, Jean-Marc Ayrault est un vrai socialiste, au sens le plus modernant qui soit. Il en a en tout cas toutes les audaces rhétoriques. C’est lui qui est à l’origine de l’appellation « Nantes-Atlantique », qui a servi à rebaptiser Aéroport, écoles et club de football, et a contribué à faire oublier aux foules de nouveaux arrivants que Nantes est à près de 40 km de la mer...
            C’est lui aussi qui, lors du mini-remaniement de ce 21 juin, a glissé dans sa liste quelques délicieuses retouches langagières ; Michèle Delaunay, auparavant ministre déléguée « aux personnes âgées et à la dépendance », est devenue ministre déléguée « aux personnes âgées et à l’autonomie ». Elle figure notamment aux côtés d’Arnaud Montebourg, ministre du « Redressement productif » et de Mme George-Pau Langevin, « ministre déléguée à la réussite éducative ».
            « Nous vivons dans un siècle », disait Desproges au début de la présidence Mitterrand, « qui a résolu tous les vrais problèmes humains en appelant un chat un chien ».
            Normal.


L'événement culturant de l'été 2012 à Nantes : http://www.levoyageanantes.fr/fr/#