vendredi 25 mai 2012

Hollande l'Américain


Le pays du président normal avait, grâce à sa richesse accumulée, gagné le droit de participer aux raouts de la gouvernance globale…


            Il faudrait être de très mauvaise foi pour nier que Hollande a fait « bonne impression » lors de ses tout premiers déplacements d’envergure – le G8 à Camp David (18-19 mai), le sommet de l’OTAN à Chicago (20-21 mai), le sommet européen à Bruxelles (23 mai).
            Nous n’aurons pas ce courage. D’autres l’ont eu à notre place, soulignant à nouveau l’apparence godiche du président normal, arrivé encravaté dans les bois de Camp David parmi ses nouveaux camarades alors que le dress-code professait une hypocrite « casualness » dans une ambiance de mise au vert pour jeunes cadres sympatoches. On prendra ça pour le bizutage de rigueur – les Medvedev, Harper, Monti et autres Barroso sont connus pour leur caractère volontiers espiègle.

            Sur la forme, c’est pourtant bien Hollande qui a marqué des points pendant ces quelques jours, une dépêche de l’agence Associated Press reprise partout n’hésitant pas à annoncer que le « nouveau leader français accaparait l’attention ». La complicité immédiate entre Obama et Hollande – lourdement mise en évidence par leur échange culturel sur les qualités comparées du cheeseburger transatlantique – a surpris les observateurs, et pas seulement eux. Cameron et Merkel ont été visiblement pris de cours par cette alliance-surprise sur les points essentiels des débats.
Dès le 8 mai pourtant, le New York Times se félicitait paradoxalement du résultat de l’élection française, avançant que les regrets du départ de « Sarko the American » seraient vite balayés par la proximité entre Hollande et Obama sur les questions économiques.

Tant pis pour les antiaméricanistes : Barack Obama a trouvé en Hollande un allié peut-être plus précieux que son prédécesseur, qui devenait avec le temps de plus en plus merkophile et austéromaniaque. Le culte de la rigueur a fait son temps aux États-Unis, où des économistes de renom se sont récemment élevés pour réclamer le soulagement par la relance de l’asphyxie économique. Les mantras pro-croissance de Hollande plaisent au pays du New Deal.
Même s’il porte rarement des t-shirts NYPD, Hollande parle un bien moins mauvais anglais que Sarkozy ; il est également moins impulsif, moins imprévisible dans son rapport de personne à personne. La confidence d’un conseiller du vice-président Joe Biden, témoin de l’arrivée de Hollande à la Maison Blanche, est édifiante :
« L'impression a été surprenante et immédiate, devant ce nouveau président visiblement ouvert et ferme à la fois. Il n'a pas laissé échapper une seule minute. Nous nous attendions à une attitude plus timide étant donné son pouvoir tout neuf et compte tenu de l'attitude de son prédécesseur Sarkozy qui débarquait toujours ici avec armes et bagages, surexcité et brouillant toutes les pistes. Dès lors qu'il a parlé sur l'Afghanistan, nous avons su que la donne était changée et Obama a vite compris où était son intérêt. » 

            La position de Hollande sur l’Afghanistan, bien qu’anecdotique dans le sort de la guerre, est effectivement de nature à servir le président-du-monde-libre ; alors que la présence américaine dans les montagnes afghanes atteint des sommets d’impopularité dans l’opinion publique, Hollande a dit tout haut… ce qu’Obama ne pouvait pas dire seul. Dans la mentalité américaine, c’était une évidence tacite que la France devait quitter la bataille avant les États-Unis afin que ces derniers puissent battre dignement en retraite.
Il ne faut pas oublier que le prix Nobel de la paix va avoir les mains liées tout au long de l’année 2012. Sa réélection en novembre face à Romney est loin d’être jouée d’avance.
Alors qu’il avait réveillé beaucoup de sceptiques en pivotant sa politique étrangère vers l’Asie, Obama a tout intérêt à s’impliquer dans la crise européenne dans les mois qui viennent. D’abord, l’Europe est un continent où il reste populaire. Ensuite, comme le rappelle à bon escient un édito du New York Times, l’Europe « est le groupe de nations qui partagent le plus étroitement les valeurs et les intérêts américains »… même lorsque les investissements y sont menacés. Le sens de la famille, en quelque sorte ! Enfin, les inquiétudes sur la situation grecque et les contagions éventuelles de la crise de l’euro sont bien plus grandes que les leaders du monde ne veulent le laisser deviner.
Obama a besoin, parmi ses alliés, d’un consensueur-en-chef comme Hollande, qui a déjà démontré qu’il était capable de prodiges langagiers tels que la phrase qui avait résumé ses ambitions économiques pendant la campagne présidentielle : « Il faut donner du sens à la rigueur ».
On pressent bien en effet toute la puissance tautologique de ce genre de positionnements : personne ne se déclarera contre la croissance ; personne ne s’opposera au principe du sérieux budgétaire. Personne n’aime la dette, personne n’aime la crise.

Les médias français de gauche, traditionnellement sceptiques sur l’intérêt des sommets internationaux, ont du mal à cacher leur enthousiasme – ou leur soulagement – sur les premiers pas de leur poulain. Le dangereux subversif Bruno Roger-Petit ne montrait aucun scrupule apparent à écrire sur le site du Nouvel Obs’, ce 21 mai :
« La présidence normale est une arme politique de destruction massive. En moins d’une semaine, elle a montré l’étendue de sa puissance, qui est sans pareille. Politiquement, que reste-t-il de la présidence Sarkozy après une semaine de présidence Hollande ? La réponse est simple, claire, évidente et nette : il ne reste rien. »
… C’est qui, d’ailleurs, Sarkozy ?

Miracles dialectiques de l’alternance : ceux qui étaient les premiers à descendre en flammes la politique atlantique et américanophile de Sarkozy s’empressent de faire risette devant les signes de bonne entente obamo-hollandaise.
            Normal.



Dans le sens horaire : Hollande, Obama, Cameron, Medvedev (caché), Merkel,
Von Rompuy, Barroso, Noda, Monti, Harper
Les 3 chiffres à la con

10 : C'est en fait le nombre de participants au G8. Les charismatiques Herman von Rompuy, président du Conseil Européen, et José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, siègent aux côtés des chefs d'Etats américain, russe, britannique, japonais, français, allemand, italien et canadien.

66 % des Américains sont désormais opposés à la poursuite de la présence américaine en Afghanistan ; 27 % pensent qu’il faut poursuivre l’effort, selon un sondage AP-GfK (mai 2012). La guerre a déjà coûté la vie à plus de 3000 combattants et membres de l’OTAN (dont près de 1840 Américains).

3 % : c’est le poids des forces françaises – 3400 militaires – dans la coalition internationale présente en Afghanistan. Les Pays-Bas et le Canada ont déjà retiré leurs contingents respectifs, la Pologne se prépare à le faire.




mardi 22 mai 2012

La chancelière apprivoisée


Sur les onze voisins que compte le pays du président normal, tous ne sont pas aussi insignifiants que l’Andorre et le Suriname. Il y en a un en particulier avec lequel la France partage une                        « histoire longue et douloureuse »…

Après trois conflits en l’espace d’une vie d’homme* avec le pays de Beethoven, Nietzsche et Beckenbauer, l’amitié franco-allemande est devenue l’alpha et l’oméga de la diplomatie française. Il faut dire que ces trois guerres nous ont coûté notre place à l’échelle du monde, notre empire colonial, notre indépendance vis-à-vis de l’Amérique, trois générations de jeunes gens, et, disons-le aussi, une certaine part de notre optimisme.
Il faut rappeler ce sacrifice effectué sur l’autel du revanchisme pour comprendre ce qu’a été la construction européenne. Le fonctionnaire-banquier Jean Monnet n’a pas été le premier à vouloir contraindre les nations au pacifisme. Kant déjà, dans Vers la paix perpétuelle (1795), entrevoyait une Europe post-nationale où l’on ne rivaliserait plus que par les armes du commerce. Napoléon Ier lui-même, qu’on retient volontiers comme un des plus grands bouchers que le Vieux continent ait connus, avait pour ultime ambition d’installer, dans une Europe entièrement sous contrôle de sa famille, une pax napoleonica à la manière de l’Empire romain. Victor Hugo, qui ferait de bien amers alexandrins à se voir cité par un Cohn-Bendit, a popularisé l’expression des « États-Unis d’Europe », prophétisant en 1849 : « Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées ».
Obliger les vieilles nations fratricides à la paix par l’interdépendance commerciale, les pousser à la dissolution programmée par l’édification d'intérêts communs, tel était le projet monnetiste. Les nations, c’est la guerre ; le marché, c’est la paix. Par voie de conséquence, mieux vaut menacer la démocratie que menacer la paix !

Très vite, la construction européenne devait se cristalliser autour de la coopération franco-allemande. De Gaulle en avait pleinement conscience en serrant la main d’Adenauer ; le général se serait même exclamé : « L’Europe ? C’est la France et l’Allemagne ; le reste, c’est les légumes ! ».


            C’était vrai à l’époque ; ça l’est encore davantage aujourd’hui, avec la juxtaposition d’une vingtaine de petits légumes de l’Est qui n’a eu pour effet que de recentrer l’Allemagne au cœur du continent. Ce qui a réellement changé, c’est le rapport de force entre les deux moteurs. La France était le vainqueur qui tendait la main au vaincu ; aujourd’hui, le nouveau président élu se rue à Berlin, une poignée d’heures après son intronisation, pour y amadouer la chancellerie.
Depuis la réunification, l’Allemagne bénéficie du rattrapage des PECO** à ses frontières. La politique allemande fonctionne sur quelques mots d’ordre simples. Capacités technologiques, recherche industrielle intensive, formation professionnelle et cohésion sociale. Rigueur à domicile, commerce par exportation.
Elle mène une politique de déflation salariale qui donne une allure très avantageuse à sa balance commerciale ; n’oublions pas qu’elle réalise 60 % de ses excédents commerciaux au sein de la zone euro. On voit bien, au vu de ce seul chiffre, l’absurdité de la volonté de transposer le modèle allemand conservateur-libéral au reste de l’Europe : par définition, tous les pays ne peuvent dégager ensemble un solde commercial positif.
S’il fallait une autre preuve que nos zélites voient encore la politique à travers le prisme moral de la seconde guerre mondiale, Jean-François Copé était là en début d’année pour taxer de « germanophobie » tous les opposants à cette solution.

Seuls les naïfs estiment qu’il n’y a plus de rapports de force en Europe. Des conflits entre amis bien sûr, mais pour cette raison plus larvés, plus secrets, plus perfides. Et des conflits parfois beaucoup plus efficaces qu’une guerre armée ; près de vingt ans après sa réunification, le pays de Rammstein, Scooter et Tokio Hotel paraît en passe de parvenir à réorganiser l’espace européen autour de lui. Joschka Fischer parlait de la reconstitution d’une « hégémonie douce ». Klaus Kinkel, ministre des Affaires étrangères de Kohl, évoquait lui plus crûment la réalisation par la voie pacifique des objectifs que l’Allemagne avait manqués à deux occasions par le passé…
          En realpolitik, l’important n’est pas l’issue des guerres ; l’important, c’est la domination. L’Allemagne était en position de force pour les négociations sur la monnaie unique. L’euro est né dans la dépouille du deutschemark ; sa surévaluation profite à l’Allemagne, et à elle seule. Le « Nobel d’économie » Paul Krugman l’avait bien compris : une zone monétaire hétérogène accroît toujours les inégalités entre les zones les mieux et les moins bien dotées ; aujourd’hui, l’Ouest de l’Allemagne fait des pieds et des mains pour recruter les ingénieurs espagnols au chômage.

Sans surprise, le président normal a donc rencontré son homologue berlinoise ce mardi 15 mai, après avoir défié les éléments toute la journée dans l’investiture la plus humide de mémoire de républicain. Le foudroiement de son avion, 4 minutes après le décollage de Villacoublay, laisse à espérer que François Hollande n’est pas un homme superstitieux.
L’enjeu, on le savait, n’était pas tant de frapper fort sur la table que d'entamer un délicat apprivoisement avec Angela Merkel. « Cette réunion avait pour vocation de mieux nous connaître, établir une relation, fixer une méthode de travail », a déclaré Hollande. Il faut dire que la chancelière allemande avait refusé de le recevoir pendant sa campagne, et avait même un instant été pressentie pour apparaître aux côtés de Nicolas Sarkozy durant ses meetings, avant la volte-face de ce dernier sur les bienfaits du modèle allemand.
            La chancelière a fait savoir très clairement par ses sous-fifres qu’elle n’envisageait pas la renégociation du traité de stabilité budgétaire, à deux doigts d’être ratifié par toute l’Europe. La volonté de François Hollande d’inclure dans le traité un « volet de croissance » s’est pour l’instant résumée à un ping-pong lexical – les mots austérité et croissance n’ont même pas le même sens pour Français et Allemands. « C'est parce que je suis pour le sérieux budgétaire que je suis pour la croissance », consensuait le président normal à la conférence de presse commune.
Frau Merkel est une pragmatique. Elle sait qu’elle est condamnée à s’entendre avec Hollande ; elle sait que ce dernier ne peut se permettre d’échouer de façon trop flagrante sur une de ses promesses les plus ambitieuses, la réorientation de l’UE. Elle sait aussi qu’il lui reste un an avant les prochaines élections fédérales et que les récents revers de son parti aux élections locales ne présagent rien de bon pour elle, alors que la crise a sorti tous les autres sortants. Émergera alors peut-être un nouveau binôme franco-allemand ; ce serait le premier couple socialo-socialiste : l’occasion de vérifier si des pouvoirs politiques convergents peuvent encore influer sur la marche de l’UE. D’ici-là, la « règle d’or » aura peut-être déjà fait revoir les ambitions du gouvernement à la baisse.
           Normal.


* Ayons une brève pensée pour ces hommes nés en 1860 qui ont vu, enfants, les chevaux des uhlans boire dans les fontaines de Paris ; adultes, leurs fils aller se faire équarrir dans la boue des Ardennes ; et vieillards, les panzers nazis parader sur les Champs-Élysées. Ce ne sont jamais que les grands-pères de nos grands-pères.

** « Pays d’Europe centrale et orientale », pour les allergiques aux sigles.




Les 3 chiffres à la con

4 : dans un pays qui fait de la stabilité son maître-mot, Angela Merkel n’est que la quatrième chancelière en 38 ans. Les mandats de Schmidt, Kohl et Schröder ont duré respectivement 8, 16 et 7 ans. Merkel est elle en fonction depuis novembre 2005.


142,7 milliards d’euros : c’est la cotisation à laquelle s’engagera la France si le Mécanisme européen de stabilité (MES) est adopté cet été. C’est plus du double du budget de l’Éducation nationale. L’Allemagne serait le premier contributeur, avec 190 milliards d’€. Le MES sera en tout capitalisé à hauteur de 700 milliards d’euros.

256 voix pour, 44 contre, 131 abstentions : c’est la large majorité avec laquelle la création du MES a été autorisée par l’Assemblée nationale le 21 février 2012. La majorité présidentielle s’est exprimée en sa faveur, les socialistes (dont Hollande, Ayrault, etc.) se sont abstenus ; les quelques députés verts, Front de gauche, MPF et Debout la République y ont fait opposition.



samedi 19 mai 2012

Et Flanby flamba



Au pays du président normal, on se demande si on ne vient pas d’assister à la meilleure blague de l’histoire de la Ve République.


Dire que l’élection de François Hollande à la tête de notre pays est une plaisanterie n’est même pas une invective de mépris ou d’aigreur. C’est le constat placide et imparable que font tous les gens sensés de ce pays.
L’impression tenace que nous venons tous d’être témoins d’une mystification, d’une hallucination collective, d’un canular du niveau de l’invasion martienne narrée par Orson Welles en 1938, joue un rôle essentiel dans l’interprétation que chacun fait de l’« événement ». Il y a ceux, innombrables, qui rajoutent leur pierre à l’édifice-fantôme patiemment échafaudé pendant toutes ces semaines de vide ; ceux qui se gargarisent, dans leur "Numéro historique", de scènes de liesse, de ferveur mitterrandienne, de vent de l'Histoire.
Il y a même ceux qui tentent de storyteller François Hollande : le jamais décevant Libé sortait dès les résultats un hors-série de 72 pages sur le parcours et le triomphe de Hollande, sobrement intitulé « L’histoire d’une victoire ». Sarkozy se prêtait magnifiquement à ces stratégies de mise en récit : on se récitait volontiers au coin du feu les prouesses de ce fils d’immigré hongrois qui avait conquis le plus grand parti de France à la force du poignet, avec à la clé des épisodes aussi romanesques que la conquête autoritaire de la mairie de Neuilly, la prise d’otages de HB, l’irrésistible ascension à Beauvau, la féroce rivalité avec Villepin, l’affaire Clearstream, le drame Cécilia, l’idylle Carla, les trahisons, les perfidies, les coups de force, les coups bas, les coups durs, etc. Une belle histoire estampillée au fer rouge dans les esprits par des films aussi impertinents que La Conquête de Xavier Durringer.
Et il y a ceux qui ont pris le parti d’en rire. Pourquoi ? Parce que Hollande est un président à contre-pied et que l'art du contre-pied est un élément comique puissant.

À contre-pied du système médiatique tout d’abord. Alors même que la personnalisation de la politique va croissant, le potentiel d'idéalisation du pouvoir va décroissant depuis trente ans.
Mitterrand était un président fascinant et mystérieux. Chirac était un président mystérieux mais peu fascinant. Sarkozy fut un président fascinant mais sans mystères. Hollande, a priori, ou plutôt à l’évidence, n’est ni mystérieux ni fascinant. Il suscite au mieux l’admiration inerte qu’on éprouve devant un monsieur qui a des diplômes.
Hollande n’ira pas « chercher avec les dents » ou « nettoyer au Kärcher » quoi que ce soit. Il n’épousera pas de top model. Il ne poussera pas les autres grands de ce monde pour être à son avantage sur les photos de famille.
Hollande est un homme profondément amédiatique. Il n’y aura pas de remake de La Conquête pour Hollande ; le seul réalisateur qui aurait pu en faire quelque chose, Max Pécas, a disparu sous Raffarin.

À contre-pied, car le pied de nez fait à la droite est de toute beauté. Il y a plus de satisfaction à avoir battu Sarkozy de cette façon qu’il n’y en aurait eu avec un Strauss-Kahn auréolé de ses hauts faits de gouvernance globale ; s’y rajoute en effet ce léger nappage de joie mauvaise de l’avoir défait avec un homme bien loin de son parcours, de son énergie, de son aura. Il y a aussi quelque chose de quasi-saugrenu à avoir triomphé à bord du Sous-marin rose, de la Machine-à-Perdre, d’un parti donné en état de mort clinique à la fin d’une decennis horribilis où il avait enchaîné déception sur humiliation (mai 2002, juin 2005, mai 2007, novembre 2008, mars 2009 pour rappeler les meilleurs épisodes).
Tout à fait parallèlement, on peut s’émerveiller de voir les cadors de la gauche modernante accoucher de discours rayonnants sur la renaissance du socialisme. En réalité, on risque moins de voir défiler les chars soviétiques que les think-tanks germanopratins. Les pontifes de Terra Nova, ceux-là même qui conseillent au PS de se détacher de sa base populaire pour draguer immigrés, jeunes-filles et minorités souffre-douleurs, convoitent déjà les postes de pouvoir si bien mérités qui pourraient les faire passer du statut d’éminences grises à celui d’éminences jaune fluo.
Rire, parce que le combat du président normal contre l’hydre financière, promis lors du discours du Bourget*, promet d’être dantesque. On a hâte de voir ce dont François Hollande, protégé d’Attali et de Delors, « ouiste » au Traité de constitution européenne de 2005, meilleur ami de Jean-Pierre Jouyet – président de l’Autorité des marchés financiers – sera capable dans l'arène.

Rire, enfin, parce que c’est tout de même François Hollande que nous avons élu.
En 1981 déjà, Hollande faisait rire. Jacques Chirac le premier, voyant se parachuter face à lui, aux élections législatives corréziennes, un premier de classe à lunettes de 25 ans et demi qui lui rendait seize centimètres – et faillit le mettre en ballotage.
Après le président bling-bling, le président splash-splash.
Pendant trente ans, Hollande a fait rire – y compris, on n’ose dire surtout, dans sa famille politique. Son impressionnante collection de surnoms – Flanby, Fraise-des-bois, Guimauve, Chamallow, Grollande, Mollande, Babar, Culbuto, Porcinet, Frère Benêt, Patapouf, Le Grand méchant Mou, le Capitaine de pédalo, le Conque errant – est passée à la trappe. Mais rien à faire, pour les spectateurs des Guignols de l’info, le président Hollande sera toujours cet eunuque pataud au rire gras à qui on promettait de « garder les gosses » pendant l’élection de 2007.
Aujourd’hui, les sarcasmes se sont tus. Ou plutôt, les rieurs ont changé de camp. Il faut dire que cette soudaine déférence qui enveloppe l’entourage de Hollande a en soi un fort potentiel comique. Que de marrades en perspective lorsqu'on entend déjà Arnaud Montebourg, suspendu par Royal en 2007 pour ses galéjades gratuites sur son compagnon, affirmer avec le meilleur sérieux du monde que Hollande sera « le nouveau Roosevelt » de l’Union européenne.

Reconnaissons des mérites à Hollande. Être un homme sans histoires n’empêche pas de saisir certaines tendances de l’Histoire. Il a su saisir sa chance, qualité qui suffit, au fond, à en faire un sarkozyste en puissance. Il a compris avec acuité l’équilibre entre espérance et apaisement qu’il devait créer autour de sa campagne : réaliser d’une part, à l’image de Mariano Rajoy en Espagne, une campagne « zéro risque » basée sur la constance des idées ; exprimer ponctuellement, d’autre part, quelques idées fortes sur le « rêve français », la finance folle et la passion républicaine de l’égalité. Il avait fort bien vu, et depuis plus longtemps qu’on ne le pense, le parallèle avec l’élection de 1981 – et l’intérêt qu’il avait à se mitterrandiser.
 On ne peut pas dire que Hollande ait le profil du prophète. Et pourtant, il avait prédit comment perdrait Sarkozy. C’était il y a quatre ans, pendant l’université d’été du PS de 2008, et l’anaphore était déjà sa figure de style favorite :

« Vous verrez, Sarko, en dépit des apparences, c'est Giscard. Comme lui, il entame par une forme d'ouverture. Comme lui, il va être pris à revers par la crise économique. Comme lui, il va affronter une impopularité grandissante. Comme lui, il va se perdre dans l'admiration de sa propre personne. Comme lui, il humilie les siens. Comme lui, il va perdre toutes les élections locales. Comme lui, il va chercher son salut en essayant de retrouver ses bases électorales de la droite dure. Comme lui, il va s'isoler. Comme lui, il sera donc battu. »

Normal.



* « Dans cette bataille qui s’engage, je vais vous dire qui est mon adversaire, mon véritable adversaire. Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. » (Le Bourget, 22 janvier 2012)


mardi 15 mai 2012

La défaite en chantant




Au pays du président normal, on avait toujours eu un goût romantique pour les belles défaites.


De là à comparer le revers de Sarkozy aux échecs héroïques de Diên-Biên-Phu ou de Séville 82, le pas est certes un peu large. Mais tandis que le discours de Tulle, avec son lyrisme pataud de kermesse d’école primaire, tiédissait le peu d’ardeur suscité par la première victoire socialiste depuis trois décennies, Sarkozy, dans des « adieux » étonnamment fair-play, parvenait à susciter une espèce d’attendrissement nostalgique même chez ceux qui n’avaient aucun bon souvenir de lui. On a retenu aussi, bien sûr, le geste protocolaire du 8 mai qui associait ex-président anormal et futur président normal, revisitant au passage de façon inspirée le concept des « Deux corps du Roi ».
            À se demander qui des deux avait réellement remporté l’élection présidentielle.

            Sarkozy est un homme profondément paradoxal. Il a vécu ces cinq dernières années dans un présentisme continuel, tête dans le guidon, dans une présidence de colmatage, sans vision à long terme de la place de la France dans le XXIe siècle. Et à l’inverse de cette logique de politique au jour le jour, il a choisi de toujours dédaigner les journalistes, les cotes de popularité et les manifestations d’hostilité pour s’en remettre à l’Histoire. « Dans un an, les gens m’adoreront ; en France, on aime les présidents quand ils sont partis », confiait-il à Balladur le 11 mai. Il convenait auparavant de réussir sa sortie, après avoir, au début de son quinquennat, chuté de 20 à 30 points de popularité en l’espace de six mois. Il convenait donc au préalable de ne pas essuyer l’humiliation que tous se délectaient à lui promettre depuis un an.
            Ne nous y trompons pas. Pour un animal politique habitué à vaincre tel que Sarkozy, il y a quelque chose de mortifiant à perdre face à un demi-sel tel que Hollande ; il y a 18 mois encore, il n’envisageait même pas de l’affronter. Il y a un an encore, il estimait la place de Hollande due « à une conjoncture astrale fantastique ». Il y a un mois encore, il répétait à qui voulait l’entendre qu’il aplatirait son adversaire en plateau-télé ; on a vu le résultat. Mais il est incontestable qu’il était préparé à l’échec. Le 6 mai, lorsqu’il s’est enfermé avec Guaino en fin d’après-midi, il lui a fait écrire uniquement le discours de défaite.
Sarkozy n’a pas perdu par 60-40, ni par 55-45, ni même par l’écart qu’il avait infligé à Ségolène Royal ; l’étrange soulagement qui transpirait de son discours de la Mutualité ne pouvait que trahir que le score final, 51,6 % - 48,4 %, était loin de lui être défavorable. Au point que Jean-Pierre Raffarin osait avancer sur Twitter, dès le soufflé retombé : « Finalement, l’écart montre que cette élection était gagnable ».

Les professionnels de la stratégie rétroactive ont massivement glosé sur les tactiques employées par Sarkozy tout au long de la campagne. On a prétendu, sans aucun fondement d’ailleurs, qu’il aurait pu mieux faire en se représidentialisant. On a critiqué sa « droitisation » ; sa « chasse sur les terres du FN ». Dans une densité de points Godwin jamais vue dans le débat républicain, on a ressorti tous les bruits de bottes et toutes les histoires d’heures sombres de nos livres d’épouvante.
Mais qu’entend-t-on au juste par « droitisation » ? Pas grand-chose, sauf à considérer qu’un discours de régulation de l’immigration suffit pour être catalogué à l’extrême-droite. Il serait intéressant de savoir qui profite réellement de la confusion partout entretenue entre futurs immigrants, immigrés clandestins, immigrés légaux, immigrés naturalisés, descendants d’immigrés de première, deuxième, vingtième génération.
Situer le FN à la droite de l’UMP relève d’une vision très spatialisée – et finalement très statique – du paysage politique français. Elle laisse entendre – et Marine Le Pen entretient cette chimère à dessein – qu’une alliance est possible entre les deux partis, à l’image des ententes socialo-communistes. C’est confondre les électorats et les partis ; si l’électorat frontiste a, par conservatisme, trouvé Sarkozy moins repoussant que Hollande, les partis seraient en revanche tous deux gravement éparpillés en cas de coalition. C’est confondre les actes et les discours ; Sarkozy a martelé un discours frontiériste en citant du Debray prédigéré, mais a mené pendant cinq ans une politique atlantico-libérale aux antipodes du souverainisme. C’est ne pas voir, enfin, que par-dessus l’antique clivage droite-gauche s’est superposée une autre ligne de fracture entre mondialisme / libéralisme et patriotisme / républicanisme qui crée des ponts inattendus, certes, mais sûrement pas entre Sarkozy et le clan Le Pen.

Et c’est au fond se méprendre sur ce qu’était le sarkozysme ; à savoir une vaste ratatouille idéologique.
Sarkozy lui-même n’était qu’une force en mouvement, qui piochait au gré des situations des quignons de pensée politique chez des conseillers et des proches avec qui il ne partageait que des facettes intellectuelles, pour ne pas dire des façades. Trop de cuisiniers gâtent la sauce. Guaino, Buisson, Pébereau, Guéant équilibraient le sarkozysme chacun à leur façon, mais en un patchwork totalement vide de contenu. Quand le 15 avril à la Concorde le « candidat du peuple » citait quasi-simultanément Malaparte, puis Bonaparte, De Gaulle, puis Jean Monnet, on hésitait à trancher entre le simple plaisir du name-dropping et la vraie confusion intellectuelle.
Voilà ce qu'était le sarkozysme. Un agglomérat inconsistant de toutes les formes de droites traditionnelles, abâtardies, dévoyées dans un shaker idéologique fusionnant pêle-mêle néo-gaullisme, néo-maurassisme, néo-libéralisme et néo-conservatisme. Sarkozy était Napoléon pour les uns, Badinguet pour les autres.

C’est bien pour cela que Sarkozy ne pouvait pas avoir de scrupule à pratiquer une politique d’ « ouverture » au début de son mandat. Un homme uniquement animé par le pragmatisme ne peut avoir de trace de sectarisme.
Ce qu’était le sarkozysme ? Il faudrait répondre d’abord en allemand et en grec : realpolitik, kairos (capacité à saisir le moment opportun), et enfin volontarisme – cette foi inébranlable en l’énergie individuelle qui englobait tout son discours creux sur la valeur-travail.
Sarkozy est bien plus un mystique qu’un idéaliste. Il a cru que sa seule force psychologique suffirait à redonner les rênes de la France au pouvoir politique, sans s’en donner les moyens concrets. Il a attaqué en toute fin de course les traités européens et les rouages absurdes de la BCE, après avoir ratifié toutes les délégations de souveraineté, après s’être mis à l’idolâtrie merkophile – ce fameux modèle allemand qui a disparu de sa bouche après le mois de janvier, devant la stagnation des courbes de sondages.
            Le sarkozysme n’a jamais été une doctrine ; il a à peine été une politique. Au mieux, une force d’adaptation. Paradoxalement, c’est peut-être cela qui a sauvé son bilan. La moindre tentation de cohérence intellectuelle aurait levé le voile de façon aveuglante sur le prévisible échec de son agitation, et aurait fait imploser son parti ; l’UMP, conglomérat improbable de forces de pensée ayant l’étiquette de droite comme seul bien commun, ne pouvait survivre et être forte que sous la coupe d’un brillant caméléon. C’est pour cette même raison que le prochain leader de la droite parlementaire, quel que soit son nom, devra être un clone politique de Sarkozy ; il devra allier cette capacité extraordinaire au rassemblement des opposés, au double discours, à l’enfumage hyperactif. On parle d’un certain Jean-François Copé sur les rangs.
Normal.




Les 3 chiffres à la con

1,83 : c'est, en points de %, la progression de Hollande sur Sarkozy entre les deux tours. L'écart était de 1,45 point au soir du 22 avril (519 000 voix) ; Hollande l'emporte finalement avec 3,28 points de marge ; une bascule de seulement 620 000 voix sur 46 millions d'inscrits.

0 : c'est le nombre de candidats qui ont appelé à voter Sarkozy pendant l'entre-deux-tours. Mélenchon, Joly et Poutou ont plus ou moins explicitement appelé à voter Hollande, Bayrou et Cheminade ont indiqué qu’ils voteraient Hollande à titre personnel, Le Pen a appelé au vote blanc, Arthaud a refusé de choisir entre les deux candidats, Dupont-Aignan a laissé ses électeurs libres de leur choix en restant secret sur le sien.

81 % des Français jugent la sortie de Nicolas Sarkozy "réussie" ; mais 6 sur 10 ne croient pas à la fin de sa vie politique (Sofres / I-Télé)



dimanche 13 mai 2012

Etat de disgrâce


Au pays du président normal, on avait appris à être pessimiste.

Le pessimisme, c’est avantageux ; certes on se prend des réflexions parce qu’on fait la gueule au p’tit déj, mais au moins on se prémunit contre toutes les déceptions.
            Champions du monde du pessimisme, de la méfiance, de l’antitoutisme, les Français. On nous le ressasse tous les ans. Les instituts de sondages le répètent à l'infini, jamais las d'enrubanner de doctes arabesques les tombereaux de chiffres dégouttant de leur science molle. C’est qu’au fond on ne peut plus vraiment répondre qu’on est optimiste, au risque d’être taxé de naïveté. On ne peut plus répondre qu’on a confiance dans les institutions, au risque d’être traité de pigeon.
            La méfiance est peut-être au fond le sentiment le plus véritablement démocratique. Mais si on ne peut voter sans méfiance, on ne peut gouverner sans confiance. Or par un dressage pavlovien à l’esprit critique, on a appris à émettre des réserves même lorsqu’on ne connaît rien sur un sujet. Certes on est dupe de part en part, mais au moins on fait mine de le savoir. C’est cela, la bêtise critique : c’est lorsqu’on n’est même plus assez naïf pour avoir un point de vue.
            
            Non, réellement, l’optimisme, alors que l’esprit fin de siècle commence à rogner sérieusement sur le début de siècle, alors que toute la création culturelle occidentale s’étire péniblement en un long fantasme apocalyptique, c’est la plus suprême des fautes de goût : c’est se résigner à exister en marge de la décadence classieuse des esthètes de la sclérose ; en somme, c’est refuser de vivre avec son temps. Ça ne date pas d’hier, au reste. Flaubert fournissait déjà cette éclatante définition au 3ème degré dans son Dictionnaire des idées reçues : « Optimiste : équivalent d’imbécile ».

            Aussi, il fallait voir les sympas-thisants de gauche douter jusqu’au dernier jour de la victoire de leur miraculeuse machine à perdre – il est vrai ordinairement infaillible en la matière. Cette alternance quasiment mécanique qu’on leur offrait sur un plateau depuis deux ans, alors que tous les gouvernements d'Europe étaient balayés par la crise, ils ne l’espéraient que du bout des lèvres, les pommettes encore tièdes des claques du passé, trop conscients peut-être du cadeau empoisonné que représentait l’accession au pouvoir dans un contexte si désastreux. Même après 20 heures, il fallait entendre nos futurs gouvernants, dans leur sens si délicieusement consommé de l’oxymore, barbouiller leur « joie grave » sur tous les canaux d’information. Et dès le crépuscule, il fallait sentir s’évanouir dans l’air, dans un colossal accès de dépression post-partum, le désarroi soulagé des masses embastillées, ébahies par la mort de la bête immonde, errant en une culbute réflexe de fourmis décapitées.
            Marx disait que l’Histoire se répète toujours ; une première fois de façon tragique, une seconde de façon farcesque. Le match Hollande – Sarkozy aura poussé le mimétisme avec le duel Mitterrand – Giscard jusqu’à l’ampleur du score, à un dixième près. Sauf qu’on a sorti la machine à calculer, et qu’on a eu tôt fait de vociférer que Hollande disposait certes d’un petit million de voix d’avance, mais était le président le plus mal élu de la Ve République en comptant les votes blancs et nuls. On avait parlé avant l’élection du risque d’une « bonne défaite » pour Sarkozy. Et peut-être lui-même espérait-il précisément cette sortie digne, soulignée par son lacrymal discours d’adieu aux hooligans transis de la Mutualité. Pour l’UMP, il faut sans doute moins parler d’une défaite que d’une « non-victoire ». Pour le PS, moins d’une victoire que d’une non-défaite.


            Ceux qui tablaient sur une déroute sarkozyste pour rebâtir sur les cendres de la droite en auront été pour leurs frais ; idem pour ceux qui espéraient un large acquiescement, même peint en trompe-l’œil, autour de François Hollande. Le climax de douze mois de parade nuptiale a enfanté d’une belle soirée de dupes ; heureusement que personne n’en attendait rien.
            Le 8 mai, Sarkozy et Hollande se tenaient épaule contre épaule pour les cérémonies du Souvenir, sereins, augustes, présidentiels. Comme pour rendre plus artificielles encore les hargnes, les bravades, les ultimatums de la titanomachie cathodique qui avaient cours encore une poignée d'heures plus tôt.
            Normal.



Les 3 chiffres à la con

1,2 million : c'est l'écart d'audience moyenne qui sépare France 2 de TF1 sur la soirée électorale du second tour (5,8 millions contre 4,6 millions). Quatre jours plus tôt, la chaîne publique avait établi une performance historique : pour le débat de l'entre-deux-tours, retransmis rigoureusement à l'identique sur TF1, elle avait devancé pour la première fois sa concurrente (9 millions contre 8,1 million).

0 : c'est le nombre de sondages de second tour où Sarkozy a été donné vainqueur face à Hollande.

65 % des téléspectateurs réguliers du JT de TF1 ont voté Sarkozy (38 %) ou Le Pen (27 %) au 1er tour. 36 % des spectateurs privilégiant le JT de France 2 avaient voté Hollande, contre 14 % Sarkozy et 12 % Le Pen. (Ifop pour Marianne, 21-23 avril 12).









mercredi 9 mai 2012

Le heurt du choix


Au pays, on votait dimanche.


            On a voté François Hollande dimanche. On a respiré un grand coup, on a ressorti les gants de ski, les pince-nez, les forceps, les pinces de cheminée, on s’est shooté à la colle, on a pensé très fort à autre chose, et on est allé voter Hollande.
Question tactique, on s’est creusé le bulbe. « Pour que le FN profite de la chute de Sarkozy… » « Pour que les Rouges fassent pression sur les Bleus tout en marginalisant les Bruns… » « Pour recentrer Hollande… » « Pour que Copé gagne en 2017 » « Pour que les gosses aient enfin du tofu à la cantine… », etc.
On a repensé une dernière fois Rolex, Fouquet’s, Carla, Air Sarko One, valises, Karachi, Kadhafi, Woerth, Bettencourt, Takieddine, Balargone, Castoipauvcon, stylos volés, cigares, jets privés, Françafrique, bouclier fiscal, discours de Dakar, discours de Grenoble, budget de l’Élysée, censures, pressions, intox, peines plancher, auto-augmentation, EPAD, Traité de Lisbonne, Arnault, Bouygues, Dassault, Minc, Pinault.
On s’est repassé mentalement, une dernière fois, l’improbable trombinoscope. Les verdâtres Hortefeux, Guéant, Besson. Les insignifiants Fillon, Mercier, Bertrand. Les frétillants demi-mondains Dati, Kouchner, Mitterrand. Les prodigieux Douillet, Morano, Lefebvre, Bachelot. Les décevants MAM, Borloo, Yade.
C’est pourtant pas qu’il nous plaisait, l’ancien gros-tout-mou. C’est pourtant pas qu’elle nous faisait saliver, la mafia PS. On savait que, depuis la SFIO, la gauche ne se définit plus que par le fait qu’elle n’est pas la droite. On savait que Hollande était le remplaçant, le supplétif, l’ersatz, le par-défaut, le par-hasard, le par-dépit.
            Dans l’isoloir, on les a regardés une dernière fois, les papiers. On s’est dit que c’était pas un choix. On a opté pour la peste rose.
On est rentré prendre une douche, puis deux, on s’est fait un bain de bouche, on a pensé à s’immoler par le feu – on s’est dit que ça ne valait vraiment pas le coup.
On a regardé d’un œil I-Télé tenir une heure de direct sur un chiffre de participation. À 19 h 58, on s’est tous calés sur France 2. Le temps du compte à rebours, on a joué à se faire des faux frissons pour épicer un triomphe au goût persistant d’endive.
On a goûté à la joie ébahie d’être – enfin – dans le camp des vainqueurs ; on s’est repu de la consolation lâche et démocratique d’être du même avis que la majorité des gens.


            On a voté Nicolas Sarkozy dimanche. On a ressorti les pinces à barbecue, à linge, à épiler, les tenailles, les moufles, les gants Mapa, on s’est avalé une bouteille de désinfectant, on s’est bandé les yeux, et on est allé voter Sarko.
On a fait mentalement sa petite bouillie de calculs sordides. « Pour faire barrage au Front national à droite » « Pour ne pas que la gauche trinque en période de crise » « Pour garder mon poste d’humoriste à France Inter », etc.
            Et pourtant il nous a déçu, l’énervé de service. Il nous a fait honte, le survitaminé, le marathon man, l’homme-sandwich de Red Bull. Il a trahi, il a sali, il a souillé, il a abaissé, il a dégradé. Il a endolori les espoirs placés en lui. Son hyperprésidence n’a pu cacher qu’il n'était qu'un hypoprésident. Présent partout, puissant nulle part. Les médias qu’il était censé maintenir sous l’étouffoir le lynchaient soudain ; les banques qu’il était censé mettre au pas le tenaient plus que jamais en laisse. Ses tutoiements, ses insultes... sa mauvaise éducation si éclatante.
            Mais une image dominait tout. Une image surpassait tout le reste : celle de Guimauve le conquérant, agitant ses petits bras en l’air, obligé de se casser la voix pour se donner du charisme, le notable de IVe République à la bouille bonhomme, si génétiquement provincial qu’il donnait l’impression d’animer une foire à la saucisse jusque dans ses plus pharaoniques meetings. Hollande à l’ONU. Hollande chef des armées. Hollande avec la valise nucléaire.
            On a repensé une dernière fois aux légions désordonnées de la deuxième gauche syndicaliste, bêlant en boucle le seul alexandrin qu’elles aient jamais appris par cœur* dans les belles avenues parisiennes jonchées de tracts en faveur de l’espéranto ou de l’indépendance savoyarde. On a repensé aux concerts militants contre le racisme, la violence et la mort des chatons. On s’est dit que Harlem Désir allait devenir ministre. On s’est souvenu des malfaisants en chef Fabius, Aubry, Royal, Lang, Delanoë ; Yannick Noah, avec ses pieds nus et ses poches pleines.
Dans l’isoloir, on les a regardés une dernière fois, les papiers. On s’est dit que c’était pas un choix. On a opté pour le choléra bleu.
On est rentré, on s’est savonné les mains jusqu’au sang, on a pleuré un peu, on a pensé ressortir le cilice et la discipline ; on s’est dit que ça ne valait vraiment pas le coup. Du coup, on a écouté BFM TV nous détailler dans le menu celui des candidats pour le déjeuner. À 19 h 58, toute la petite famille s’est entassée devant TF1 pour y croire encore deux minutes – ça autorise tout, un compte à rebours.
On a goûté au soulagement mauvais d’être – enfin – dans l’opposition : désormais, ce qui se passerait ne serait plus de notre responsabilité.


            On a voté blanc dimanche. Le blanc était devenu, exceptionnellement de 8 à 18 heures, la couleur la moins salissante. Bien sûr on s’est senti un peu lâche. On s’est même senti un peu coupable – voter blanc, c’était voter comme Marine. On a fait confiance aux Français. On s’est posé la question : « comment on fait pour voter blanc d’ailleurs ? ». On s’est demandé s’il fallait soi-même découper un papier blanc à la maison. On s’est demandé s’il fallait mettre les deux bulletins dans l’enveloppe. Ou n’y rien mettre. On s’est demandé si on n’allait pas bâcler dessus un organe génital ou voter Donald Duck, Chuck Norris, Ghargoûl la créature des abysses – ces messieurs du dépouillement ont si peu l’occasion de rire.
            Dans l’isoloir, on les a regardés une dernière fois, les papiers. On s’est dit que c’était pas un choix. On n’a pas opté du tout.
            On a vu qu’on était 2 millions à ne pas choisir. On s’est sentis un peu rasséréné dans son choix de non-choix. On s’est dit aussi que plus le vote blanc était massif, plus l’espoir qu’il soit reconnu un jour était risible.


            On s’est abstenu dimanche. On a ressorti son bonnet blanc et son blanc bonnet. On s’est levé comme d’habitude. Comme d’habitude, on est tombé par erreur sur l’émission protestante, sur la 2. On s’est biodégradé devant Automoto et Téléfoot mollement, sans joie. Le PSG allait-il revenir en tête du championnat ? On a avalé un rôti plein de sauce et de la tarte aux pommes, on a zappé rapidement sur le sourire fossile de Drucker. Le dimanche s’est avachi dans son interminable grisaille. On a même pensé à aller à la pêche, pour faire bonne mesure jusqu’au bout. Vers 16 h 30 on est allé traîner sur Twitter. C’était déjà plié.

Normal.


* "Ré-gu-la-ri-sa-tion, de-tous-les-sans-pa-piers !" Vous pouvez recompter, vous m'aurez pas.




Les 3 chiffres à la con

55 % des électeurs de François Hollande ont voté pour qu'il soit président, 45% pour faire barrage à Sarkozy (Harris interactive, 6 mai 12)

54 % des électeurs de Sarkozy ont voté pour qu'il soit président, 46% pour faire barrage à Hollande (Ipsos, 6 mai 12)

2 154 956 : c’est le nombre (record) de votes blancs et nuls lors du second tour. 1 139 983 : c’est le nombre de voix qui séparent les deux concurrents.