lundi 2 juillet 2012

Valls a mis le temps



Sa femme, la violoniste Anne Gravoin, avait été prévenue par le président normal le soir du 6 mai à la Bastille : « Je t’emprunte ton homme, tu ne vas pas beaucoup le voir pendant 5 ans… ». Le Catalan a donc réalisé son premier rêve : devenir le « premier flic de France », comme Clemenceau, son idole politique – et comme Sarkozy, avec lequel la comparaison l’agace prodigieusement. Mais que vouliez-vous que Valls devienne ?


Qu’elle a été commentée, cette fameuse cote d’avenir du Figaro Magazine où Manuel Valls s’est vu propulsé en tête du gouvernement : 41 % des Français, semble-t-il, « souhaitent lui voir jouer un rôle important au cours des mois et années à venir ». Devant Fabius, Montebourg, Moscovici et Vallaud-Belkacem pour citer les autres ministres d'Ayrault I et II. Valls se rapproche même aujourd’hui du luxueux titre de « personnalité de gauche préférée des Français » derrière Jack Lang, le pétillant haut dignitaire techno et ex-Surintendant des Plaisirs, et Delanoë, le fringant promoteur balnéaire des littoraux parisiens.
Valls n’est pas un nourrisson politique. Mais cela fait si longtemps qu’on le classe parmi les « jeunes lions » ou les « éléphanteaux » au sein de la savane socialiste que Manuel Valls a fait oublier son âge ; en fait, cela fait si longtemps qu’on le range parmi les « quadras »… qu’il va finir par atteindre les 50 ans, à la mi-août (on peut faire la même remarque pour un autre franc-tireur du PS, Montebourg, dont Valls est l’aîné pour trois mois et demi).

Si le parcours de Valls a été tortueux, c’est qu’il a toujours mis un soin particulier à miser systématiquement sur le mauvais cheval. Son statut de rocardien de la première heure (il adhère au PS dès sa majorité, en septembre 1980) lui a certes permis d’infiltrer les réseaux de la « Deuxième gauche », contre les mitterrandiens, mais c’était à une époque où son idole Michel Rocard semblait encore avoir un destin présidentiel.
Ses années 90 sont marquées par des prises de fonctions secondaires au sein du PS, mais surtout par deux échecs cuisants aux élections législatives. En 1993 dans le Val d’Oise, Manuel Valls est sèchement battu dès le premier tour – une défaite qu’on ne peut mettre entièrement sur le compte de sa cravate en soie bariolée et de sa veste bleu canard. En 1997, dans la circonscription d’Argenteuil, il est défait par le maître des lieux, le communiste Robert Hue. Par défaut, il devient alors conseiller en communication de Lionel Jospin.
C’est auprès de Jospin qu’il est rattrapé par la sordide affaire de la MNEF. Ressort des archives une lettre de Valls datée de décembre 1990 – il était alors chargé de mission de Rocard à Matignon – qui mettait en lumière le chantage exercé par le PS sur feu la Mutuelle nationale des étudiants de France, et les liens troubles existant entre elle et Matignon, notamment par l’entremise des lambertistes et de l’éminence grise tous azimuts Alain Bauer… L’affaire de la MNEF, largement oubliée aujourd’hui, avait entaché des personnalités comme Cambadélis, Strauss-Kahn, Harlem Désir ou Julien Dray entre 1998 et 2004 ; le financement d’associations comme SOS Racisme avait aussi été mis en cause, mais c’est le véreux trésorier de la MNEF seul, Olivier Spitakhis, qui avait été finalement condamné à 18 mois de prison pour détournements de fonds publics et emplois fictifs.

Valls renonce à « sa banlieue », le Val d’Oise, pour partir à la conquête d’Évry. Il arrive en territoire conquis dans la préfecture de l’Essonne, ville socialiste depuis 1977, ce qui est loin de plaire au maire-adjoint PS Pierre-Jean Banuls, qui enclenche contre lui une campagne d’une violence rare. « Évry n’a pas besoin d’une tête de liste parachutée, technocrate, ne tenant pas parole, carriériste », pilonnent ses tracts. « Ce n’est qu’un apparatchik, particulièrement connaisseur des environnements confortables des cabinets ministériels », « un technocrate sans carrure, sans chaleur, sans charisme ».
Banuls parvient à pousser Valls à la triangulaire, mais ne peut empêcher sa victoire. Valls devient même enfin député l’année suivante, en 2002.
« Evry, ou l’histoire d’une belle idée qui a échoué. Des rues larges, un parc au milieu de la ville, des immeubles signés d’architectes de renom, jusqu’à la cathédrale, la seule érigée en France au XXe siècle, Evry ce devait être « la banlieue autrement ». Mais la « ville nouvelle » a mal vieilli, ses quartiers, où toutes les classes sociales devaient cohabiter, se sont dégradés. Peu ou pas de vie culturelle, des rues désertes le soir », résume de façon désenchantée le reportage de France 2 à l’époque.
            « Aucun recoin de la ville ne doit être laissé aux voyous » déclare le nouveau maire, à contre-courant de la rhétorique de son parti. Fin 2002, il s’oppose médiatiquement (et vainement) à l’installation d’une supérette entièrement hallal, symbole de la communautarisation de la ville. Depuis, Valls a mis en place la télésurveillance des commerces et doublé les effectifs de police municipale ; malgré cela, la circonscription d’Évry se classe au 5è rang national pour la criminalité des agglomérations de 100 000 à 250 000 habitants.

            En 2004, il rejoint un temps Fabius dans sa campagne contre le traité constitutionnel, avant d’effectuer un spectaculaire virage à 180° accompagné d’une pirouette langagière étourdissante : « J’étais partisan du non, mais face à la montée du non, je vote oui ». Valls a depuis résolument rallié les rangs fédéralistes, et défendu la ratification du traité de Lisbonne.
            Le 2 août 2006, il lance un vibrant appel à la candidature de Lionel Jospin (« un homme d’État expérimenté, solide et cohérent, capable de porter une vision, de redonner du sens à la fonction suprême »). Moins de deux mois plus tard, son champion jette piteusement l’éponge.
            En novembre 2008, sa vision politique et stratégique est à nouveau prise en défaut. Soutenant Ségolène Royal jusqu’au bout de la farce, c’est-à-dire en réclamant l’arbitrage d’un tribunal sur les soupçons de fraude favorable à Aubry, il se brouille définitivement avec cette dernière, qui lui suggère de quitter le PS. Il faut dire que Valls multiplie alors les déclarations sur la nécessité de refonder et rebaptiser un PS en état de décomposition. « Le mot socialiste ne veut plus rien dire », « c’est minuit moins le quart, là, avant la mort clinique du PS », estime-t-il sur I-télé en juin 2009, après l’échec des Européennes.
            C’est à la même époque que Valls est pris la main dans le sac en plein délit de constat d’évidence. À Évry, au cours d’une brocante, il oublie son micro et lâche à un collaborateur : « Belle image de la ville d’Évry. Tu me mets quelques blancs, quelques white, quelques blancos… » La présentatrice de l’émission de Direct 8 sur laquelle est diffusée l’image n’est alors autre que… Valérie Trierweiler.
            En 2010, Valls met à nouveaux les pieds dans le plat en proposant de « déverrouiller » une réforme symbolique de l’ère Jospin / Strauss-Kahn / Aubry : les 35 heures. « Valls embarrasse le PS et réjouit l’UMP », se pourlèche Le Figaro.



L’Express titrait la semaine dernière : « Valls, le socialiste de droite » – oxymore de pacotille au demeurant ; on attend encore ce titre véritablement provocateur et subversif que serait « Untel, le socialiste de gauche ». Le Monde Diplomatique, sur son site internet, osait même intituler un portrait au vinaigre : « Vous avez aimé Claude Guéant ? Vous adorerez Manuel Valls ».
            Nostalgique du service militaire, se revendiquant de la gauche « clintonienne » ou « blairiste », désireux de « réconcilier la gauche avec le libéralisme », il faut dire que Valls prête le flanc aux procès en « droitisme ».
Le choix de Manuel Valls à la place Beauvau est un signe clair envoyé à la droite ; l’UMP, parti d’opposition pour la première fois de son existence, ne peut même pas attaquer à cette faille de l’armure qu’était le « laxisme angéliste maternant » de la gauche socialiste. Pour compenser, la droite n’en peut plus de beurrer des couches d’onguent perfide sur le nouveau ministre. Jean-François Copé a pris la peine de le féliciter au téléphone, « sincèrement heureux de sa nomination » ; Claude Guéant se montrait dithyrambique sur le choix de son directeur de cabinet, le préfet Jean Daubigny ; Brice Hortefeux lui a également laissé un message ; quant à Christian Estrosi, il confiait : « Manuel et moi, quelle différence ? On parle le même langage, mais toute sa démonstration est détruite par Christiane Taubira ». Xavier Bertrand, enfin : « Valls ? C’est Sarkozy sans le son ».
Judas ne se contente plus d’un baiser, il a carrément ouvert une association « Free Hugs ».

L’INA a ressorti pendant la campagne les premières apparitions cathodiques de « Manolo ». 1982, Manuel Valls a 20 ans. Le maxillaire déjà viril, la voix déjà grave, l’œil déjà vif, il débite déjà, presque sans bafouiller, un discours sur la valeur-travail amené à connaître un avenir fécond :
« Le premier souci des jeunes, c’est le travail. À quoi sert l’école si elle débouche sur le chômage ? À cet égard l’héritage de la droite est énorme : plus de 2 millions de chômeurs, surtout des jeunes, et en particulier des filles. […] Il faut que les lycées de formation professionnelle servent à quelque chose, qu’ils préparent des CAP qui débouchent sur un emploi concret. Ce que nous voulons, nous, c’est vivre ; travailler. »
            Dans d’autres vidéos, il martèle un volontarisme obsessif (« Il faut faire bouger les choses ») qui n’est pas sans rappeler l’attitude d’un Copé ou d’un Sarkozy au même âge.
            Sarkozy sent très tôt la connivence qui peut exister entre eux deux. Alors que Valls était conseiller de Jospin, raconte L’Express en 2007, Sarkozy lui aurait proposé dans son style très caractéristique : « Un jour, je te proposerai de travailler avec moi… Et tu accepteras d’entrer au gouvernement. » Réponse du tac au tac : « Non, je n’accepterai pas. Je pense que ce pays a besoin d’une droite et d’une gauche. Chacun son camp. »
            Dont acte. En 2007, Valls balaie d’un revers la proposition de Sarkozy de l’intégrer comme ministre d’ouverture, laissant l'occupation de la Place Beauvau à Michèle Alliot-Marie.
           
            Mais si Valls est promis à un bel avenir médiatique, c’est qu’il est aussi un rêve de complotiste. Pour au moins trois raisons.
D’abord il n’est pas né Français. Né en 1962 à Barcelone dans une famille d’artistes par la suite expatriés à Paris, ce fils d’un catalan et d’une suisso-italienne devient même socialiste (1980) avant d’être naturalisé (1982) français.
C’est à cette époque que Valls commence à cultiver des amitiés très particulières. Avec le futur gourou de la communication Stéphane Fouks, aujourd’hui patron de la pieuvre Euro RSCG. Avec le futur influent « criminologue » Alain Bauer, qui sera l’employeur de son ex-femme dans les années 90 ; qui sera surtout de 2000 à 2003 grand maître du Grand Orient de France, première loge maçonnique du pays, et proche conseiller du président Sarkozy sur les questions de sécurité et de terrorisme.
Valls lui-même adhère un temps à la franc-maçonnerie avant de s’en éloigner. Pour les paranoïaques du complot, le mal est fait. Certaines phrases pour le moins maladroites lui sont de plus reprochées, comme par exemple : « Par ma femme, je suis lié de manière éternelle à la communauté juive et à Israël ». Valls a prononcé un long discours au dernier dîner du CRIF, ce 21 mai, s'exprimant longuement sur l’affaire Merah : « Quand un juif de France est attaqué, c’est la République elle-même qui est attaquée », a-t-il notamment déclaré.
            Enfin, Valls a de notoriété publique été invité en 2008 au groupe Bilderberg, sympathique raout itinérant qui réunit chaque année depuis 1952, sans la moindre médiatisation, une centaine de personnalités, essentiellement américaines et ouest-européennes, de la diplomatie, des affaires, de la politique et des médias.
Ce cumul incroyable de facteurs aggravants devait bien sûr exciter la curiosité de tous les théoriciens du complot.

« We are Change Paris » est une bande de NOMistes* postpubères un peu masochistes qui passent le plus clair de leur temps à écumer naïvement les séances de dédicaces de foires du livre pour se briser sur de la langue de bois embarrassée et des services d’ordre revêches, dans le seul but de nourrir leur site Internet de vidéos creuses.
Octobre 2011. Manuel Valls, qui dédicace son dernier ouvrage, fait l’objet d’une interview-surprise par les jeunes de "WAC". La réunion Bilderberg est vite sur la table. Valls répond de mauvaise grâce.
« D’abord je vous invite, vous qui vous intéressez à ce sujet, à ne pas trop fantasmer sur la réalité de ce pouvoir. J’ai été invité comme le sont des responsables politiques importants. J’ai trouvé ça intéressant, mais je n’ai pas eu le sentiment d’être au cœur d’un vaste complot. C’est un lieu comme il en existe beaucoup. »
Comme l’entretien s’éternise, les jeunes hacktivistes récitent peu à peu tout le chapelet de la gouvernance mondiale. Ils s’interrogent malhabilement sur ces lieux secrets où se réunissent des hommes politiques de droite, de gauche certes… mais des hommes qui sont essentiellement « mondialistes ». Le mot-clé fait jaillir une lueur dans le regard de Valls.
« Ah, mondialistes ! Oui, oui, et au cœur même du complot judéo-maçonnique. Et il y a même des gens qui expliquent que les attentats du 11 septembre n’ont pas eu lieu. (Il égrène sur ses doigts) Les mêmes qui critiquent le Bilderberg, qui mettent en cause Le Siècle, qui parlent du complot mondialiste, sont les mêmes, comme vous Messieurs, qui posent des questions sur le 11 septembre. Les questions que vous vous posez sont assez inquiétantes, surtout quand on est aussi jeunes que vous… Et ce sont les mêmes qui ensuite nient la Shoah ! L’entretien est terminé, je vous remercie. Au revoir. Bonne fin de journée. Et reprenez vos esprits. »

            Étonnante rhétorique qui ne fera qu’attiser les perplexités. Mais Manuel Valls, et c’est peut-être une qualité pour un ministre de l’intérieur, n’a pas peur de l’impopularité. La preuve, il a annoncé ce week-end vouloir s’attaquer au « fléau » de l’alcool chez les jeunes.
            Normal.



* NOMiste : partisan de l’idée qu’il existe un gouvernement global secret qui projette d’instaurer par la manipulation un « Nouvel Ordre Mondial », forme de supranationalisme antidémocratique et tout-puissant.



Article du Parisien (13 septembre 2000) sur la lettre de Manuel Valls à la MNEF