Sur les onze voisins que compte le pays du
président normal, tous ne sont pas aussi insignifiants que l’Andorre et le
Suriname. Il y en a un en particulier avec lequel la France partage une « histoire longue et douloureuse »…
Après trois
conflits en l’espace d’une vie d’homme* avec le pays de Beethoven, Nietzsche et
Beckenbauer, l’amitié franco-allemande est devenue l’alpha et l’oméga de la
diplomatie française. Il faut dire que ces trois guerres nous ont coûté notre
place à l’échelle du monde, notre empire colonial, notre indépendance vis-à-vis
de l’Amérique, trois générations de jeunes gens, et, disons-le aussi, une
certaine part de notre optimisme.
Il faut
rappeler ce sacrifice effectué sur l’autel du revanchisme pour comprendre ce
qu’a été la construction européenne. Le fonctionnaire-banquier Jean Monnet n’a
pas été le premier à vouloir contraindre les
nations au pacifisme. Kant déjà, dans Vers
la paix perpétuelle (1795), entrevoyait une Europe post-nationale où l’on
ne rivaliserait plus que par les armes du commerce. Napoléon Ier lui-même, qu’on
retient volontiers comme un des plus grands bouchers que le Vieux continent ait
connus, avait pour ultime ambition d’installer, dans une Europe entièrement
sous contrôle de sa famille, une pax
napoleonica à la manière de l’Empire romain. Victor Hugo, qui ferait de
bien amers alexandrins à se voir cité par un Cohn-Bendit, a popularisé
l’expression des « États-Unis d’Europe », prophétisant en 1849 :
« Un jour viendra où il n’y aura
plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les
esprits s’ouvrant aux idées ».
Obliger les
vieilles nations fratricides à la paix par l’interdépendance commerciale, les
pousser à la dissolution programmée par l’édification d'intérêts communs, tel
était le projet monnetiste. Les nations, c’est la guerre ; le marché, c’est
la paix. Par voie de conséquence, mieux vaut menacer la démocratie que menacer
la paix !
Très vite, la
construction européenne devait se cristalliser autour de la coopération
franco-allemande. De Gaulle en avait pleinement conscience en serrant la main
d’Adenauer ; le général se serait même exclamé : « L’Europe ? C’est la France et
l’Allemagne ; le reste, c’est les légumes ! ».
C’était vrai à l’époque ; ça l’est encore davantage aujourd’hui, avec la juxtaposition d’une vingtaine de petits légumes de l’Est qui n’a eu pour effet que de recentrer l’Allemagne au cœur du continent. Ce qui a réellement changé, c’est le rapport de force entre les deux moteurs. La France était le vainqueur qui tendait la main au vaincu ; aujourd’hui, le nouveau président élu se rue à Berlin, une poignée d’heures après son intronisation, pour y amadouer la chancellerie.
Depuis la
réunification, l’Allemagne bénéficie du rattrapage des PECO** à ses frontières.
La politique allemande fonctionne sur quelques mots d’ordre simples. Capacités
technologiques, recherche industrielle intensive, formation professionnelle et
cohésion sociale. Rigueur à domicile, commerce par exportation.
Elle mène une
politique de déflation salariale qui donne une allure très avantageuse à sa
balance commerciale ; n’oublions pas qu’elle réalise 60 % de ses excédents commerciaux au sein de la zone euro. On voit
bien, au vu de ce seul chiffre, l’absurdité de la volonté de transposer le
modèle allemand conservateur-libéral au reste de l’Europe : par
définition, tous les pays ne peuvent dégager ensemble un solde commercial
positif.
S’il fallait
une autre preuve que nos zélites
voient encore la politique à travers le prisme moral de la seconde guerre
mondiale, Jean-François Copé était là en début d’année pour taxer de « germanophobie » tous les opposants
à cette solution.
Seuls les naïfs
estiment qu’il n’y a plus de rapports de force en Europe. Des conflits entre amis bien sûr,
mais pour cette raison plus larvés, plus secrets, plus perfides. Et des
conflits parfois beaucoup plus efficaces qu’une guerre armée ; près de
vingt ans après sa réunification, le pays de Rammstein, Scooter et Tokio Hotel
paraît en passe de parvenir à réorganiser l’espace européen autour de lui.
Joschka Fischer parlait de la reconstitution d’une « hégémonie
douce ». Klaus Kinkel, ministre des Affaires étrangères de Kohl, évoquait lui
plus crûment la réalisation par la voie pacifique des objectifs que l’Allemagne
avait manqués à deux occasions par le passé…
En
realpolitik, l’important n’est pas
l’issue des guerres ; l’important, c’est la domination. L’Allemagne était
en position de force pour les négociations sur la monnaie unique. L’euro est né
dans la dépouille du deutschemark ; sa surévaluation profite à l’Allemagne,
et à elle seule. Le « Nobel d’économie » Paul Krugman l’avait
bien compris : une zone monétaire hétérogène accroît toujours les inégalités entre
les zones les mieux et les moins bien dotées ; aujourd’hui, l’Ouest de l’Allemagne
fait des pieds et des mains pour recruter les ingénieurs espagnols au chômage.
Sans surprise,
le président normal a donc rencontré son homologue berlinoise ce mardi 15 mai,
après avoir défié les éléments toute la journée dans l’investiture la plus humide
de mémoire de républicain. Le foudroiement de son avion, 4 minutes après le
décollage de Villacoublay, laisse à espérer que François Hollande n’est pas un
homme superstitieux.
L’enjeu, on le
savait, n’était pas tant de frapper fort sur la table que d'entamer un délicat apprivoisement avec Angela Merkel. « Cette
réunion avait pour vocation de mieux nous connaître, établir une relation,
fixer une méthode de travail », a déclaré Hollande. Il faut dire que la
chancelière allemande avait refusé de le recevoir pendant sa campagne, et avait
même un instant été pressentie pour apparaître aux côtés de Nicolas Sarkozy
durant ses meetings, avant la volte-face de ce dernier sur les bienfaits du
modèle allemand.
La
chancelière a fait savoir très clairement par ses sous-fifres qu’elle n’envisageait
pas la renégociation du traité de stabilité budgétaire, à deux doigts d’être
ratifié par toute l’Europe. La volonté de François Hollande d’inclure dans le traité
un « volet de croissance » s’est pour l’instant résumée à un
ping-pong lexical – les mots austérité et croissance n’ont même pas le même
sens pour Français et Allemands. « C'est
parce que je suis pour le sérieux budgétaire que je suis pour la croissance
», consensuait le président normal à la conférence de presse commune.
Frau Merkel est une pragmatique. Elle
sait qu’elle est condamnée à s’entendre avec Hollande ; elle sait que ce
dernier ne peut se permettre d’échouer de façon trop flagrante sur une de ses promesses les plus ambitieuses, la
réorientation de l’UE. Elle sait aussi qu’il lui reste un an avant les prochaines
élections fédérales et que les récents revers de son parti aux élections
locales ne présagent rien de bon pour elle, alors que la crise a sorti tous les
autres sortants. Émergera alors peut-être un nouveau binôme franco-allemand ;
ce serait le premier couple socialo-socialiste : l’occasion de vérifier si des pouvoirs politiques convergents peuvent encore influer sur la marche de l’UE.
D’ici-là, la « règle d’or » aura peut-être déjà fait revoir les
ambitions du gouvernement à la baisse.
Normal.
* Ayons une brève pensée pour ces
hommes nés en 1860 qui ont vu, enfants, les chevaux des uhlans boire dans les
fontaines de Paris ; adultes, leurs fils aller se faire équarrir dans la
boue des Ardennes ; et vieillards, les panzers nazis parader sur les
Champs-Élysées. Ce ne sont jamais que les grands-pères de nos grands-pères.
** « Pays d’Europe centrale
et orientale », pour les allergiques aux sigles.
Les 3 chiffres à
la con
4 : dans un pays qui fait de la stabilité son maître-mot, Angela Merkel n’est que la quatrième chancelière en 38 ans. Les mandats de Schmidt, Kohl et Schröder ont duré respectivement 8, 16 et 7 ans. Merkel est elle en fonction depuis novembre 2005.
142,7 milliards d’euros : c’est la cotisation à laquelle s’engagera la France si le Mécanisme européen de stabilité (MES) est adopté cet été. C’est plus du double du budget de l’Éducation nationale. L’Allemagne serait le premier contributeur, avec 190 milliards d’€. Le MES sera en tout capitalisé à hauteur de 700 milliards d’euros.
142,7 milliards d’euros : c’est la cotisation à laquelle s’engagera la France si le Mécanisme européen de stabilité (MES) est adopté cet été. C’est plus du double du budget de l’Éducation nationale. L’Allemagne serait le premier contributeur, avec 190 milliards d’€. Le MES sera en tout capitalisé à hauteur de 700 milliards d’euros.
256 voix pour, 44 contre, 131 abstentions : c’est la large
majorité avec laquelle la création du MES a été autorisée par l’Assemblée
nationale le 21 février 2012. La majorité présidentielle s’est exprimée en sa
faveur, les socialistes (dont Hollande, Ayrault, etc.) se sont abstenus ; les quelques députés verts, Front de gauche, MPF et Debout la République y ont
fait opposition.
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